C’était le dimanche après Noël, le tout dernier dimanche où ils ont joué dans la tribune de l’église de Longpuddle, en fait, bien qu’ils ne s’en soient pas rendu compte sur le moment.
Comme vous le savez peut-être, Monsieur, les musiciens formaient un très bon orchestre, presque aussi bon que celui de la paroisse de Mellstock, dirigé par les Dewy. Et ce n’est pas peu dire !
Il y avait Nicholas Puddingcome, premier violon, au pupitre. Il y avait Timothy Thomas à la viole de gambe, John Biles au violon à cinq cordes, Dan’l Hornhead au serpent, Robert Dowdle à la clarinette et Mr. Nicks au hautbois.
Tous d’excellents instrumentistes, solides, puissants, et pour les vents qui ne manquaient pas de souffle.
Pour cette raison, ils étaient très demandés la semaine de Noël pour des petites soirées de danses écossaises et des bals car ils pouvaient vous exécuter une gigue ou une matelote au pied levé, tout aussi bien qu’un chant religieux, et sans vouloir être irrévérencieux, peut-être même mieux !
Bref, ils pouvaient vous interpréter pendant une demi-heure un chant de Noël dans le manoir du châtelain devant ces dames et ces messieurs, boire du thé et du café avec eux et se faire doux comme des agneaux et, la demi-heure suivante, au Tinker’s Arms, se déchainer comme des chevaux emballés en jouant Dashing White Sergeant devant neuf couples de danseurs et plus et engloutir un mélange de de rhum et de cidre qui vous jette le feu dans le corps.
Or ce Noël-ci, ils étaient allés chaque soir de folles réjouissances en folles réjouissances et n’avaient pratiquement pas dormi.
Puis était arrivé le dimanche après Noël, journée qui leur fut fatale.
Il faisait cette année-là un froid si mortel qu’ils pouvaient à supporter de rester dans la tribune. Les fidèles en bas avaient un poêle qui les garantissait contre le gel mais les musiciens, là-haut ne disposaient de rien du tout.
Aussi à l’office du matin, alors que la température baissait de trois degrés par heure, Nicholas avait déclaré : « S’il plait à Dieu, je ne supporterai plus ce froid qui nous engourdit. Cet après-midi, nous aurons quelque chose dans le ventre pour nous réchauffer, même si cela doit nous couter une fortune ! »
L’après-midi, il apporta donc à l’église un gallon d’un mélange bien chaud, tout prêt d’eau de vie et de bière.
Le récipient ayant été soigneusement enveloppé dans la housse à viole de gambe de Timothy Thomas, le liquide resta tiède et tout à fait buvable jusqu’au moment où ils en eurent besoin…
Un simple dé à coudre à l’Absolution, un autre après le credo et le reste au début du sermon.
Quand ils eurent avalé la dernière gorgée, ils se sentaient tout à fait à l’aise et bien au chaud et pendant que le sermon se poursuivait – il fut malheureusement pour eux fort long cet après-midi là – ils s’assoupirent tous comme un seul homme.
Les voilà qui dormaient comme des souches !
Il faisait très sombre cet après-midi-là et, à la fin du sermon, tout ce que l’on pouvait voir de l’intérieur de l’église, c’était les deux bougies auprès de curé debout dans sa chaire et derrière elles le visage de celui-ci, trempé de sueur.
Le sermon enfin terminé, le pasteur annonça le cantique du soir.
Mais il n’y eut pas de musique pour entamer l’air et les fidèles commencèrent à tourner la tête pour en connaître la raison. Levi Limper, un jeune garçon qui se tenait dans la tribune donna un coup de coude à Timothy et Nicholas et dit :
– Commencez ! Commencez !
– Hein ! Quoi ? fit Nicholas en sursautant
L’église étant si sombre et le chef ayant les idées si embrouillées, il crut qu’il se trouvait à la fête où ils avaient joué toute la nuit précédente.
Le voilà donc lancé, archet et violon, sur l’air The Devil among the Tailors (ce qui signifie Le diable parmi les tailleurs), la gigue la plus en vogue dans le coin à l’époque.
Les autres membres de l’orchestre se trouvant dans le même état et ne se doutant de rien, suivirent leur chef avec toute leur ardeur, comme à l’accoutumée. Ils interprétèrent ce morceau avec une telle fougue que les notes basses de The Devil among the Tailors firent trembler comme des fantômes les toiles d’araignées du toit.
Puis Nicholas, voyant que personne ne bougeait, se mit à crier, tout en frottant son violon, de ce ton autoritaire qu’il avait habituellement au bal quand les danseurs ne connaissaient pas les figures :
– Couples de tête, croisez les mains ! Et quand je ferai grincer le violon à la fin, tous les hommes embrassent leur cavalière sous le gui !
Levi, le jeune garçon, fut si effrayé qu’il descendit comme une flèche les escaliers de la tribune, sortit et fila vers sa maison comme un éclair.
Les cheveux du curé se dressèrent littéralement sur sa tête quand il entendit l’air maudit retentir dans toute l’église. Pensant que les musiciens étaient devenus fous, il leva la main et s’écria :
– Arrêtez ! Arrêtez ! Mais arrêtez ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
Mais avec le bruit que faisait leur musique, il n’entendirent rien et plus le pasteur les apostrophait plus ils jouaient fort.
Les fidèles quittèrent leur banc, complètement abasourdis, interrogeant :
– Que signifie cette infamie ? Nous allons être consumés comme Sodome et Gomorrhe !
A son tour le châtelain quitta son banc tendu de flanelle verte où de nombreux messieurs et dames venus lui rendre visite au château faisaient leur dévotion en sa compagnie. Il alla se planter devant la tribune et brandissant le poing à la face des musiciens, il s’écria :
– Comment !?! Dans ce lieu saint ! Comment !?!
Ceux-ci finirent par l’entendre par-dessus leur musique et s’interrompirent.
– Ce n’est pas possible ! Un acte insultant à ce point ! Si honteux ! Ce n’est pas possible ! poursuivit le châtelain qui ne pouvait contenir sa colère
– Ce n’est pas possible ! reprit le curé qui était descendu de sa chaire et se tenait à côté de lui
– Même si les anges du ciel, déclara le châtelain (c’était un homme assez pervers que ce châtelain, bien que, pour une fois, il se trouvât être du côté du seigneur), même si les anges du ciel descendent sur la terre, jamais un seul d’entre vous, scélérats de musiciens que vous êtes, ne jouera désormais une seule note dans cette église, après l’insulte que vous venez de m’infliger, à moi, à ma famille, à mes invités et au Dieu-Tout-Puissant !
Alors les membres de l’infortunée formation paroissiale revinrent à la raison et se rappelèrent où ils se trouvaient.
Il fallait voir Nicholas Puddingcome, Timothy Thomas et John Biles descendre à pas de loup l’escalier de la tribune, le violon sous le bras, suivis du pauvre Dan’l Hornhead avec son serpent et de Robert Dowdle avec sa clarinette, se faisant tous petits les uns comme les autres…
Et les voilà sortis.
Le curé leur aurait surement pardonné en apprenant la vérité mais le chatelain ne voulut rien entendre.
Dès cette semaine-là, celui-ci fit venir un orgue de Barbarie qui jouit vingt-deux chants religieux, tellement parfait et tellement précis que, si enclin au pêché que vous fussiez, vous ne pouviez interpréter uniquement que des psaumes.
ll embaucha un homme parfaitement respectable pour tourner la manivelle et nos pauvres musiciens ne jouèrent plus jamais à l’église de Longpuddle.
Thomas Hardy
Extrait du livre 18 English and American Very Short Stories
Editions Pocket
Et pour conclure joliment cette cocasse histoire, écoutez et regardez les musiques et les danses endiablées dont il est question: